avril 16, 2024 • 7 min read

Comment aligner un plan de recrutement aux besoins de staffing ?

Rédigé par Thomas Roulleaux Dugage

Thomas Roulleaux Dugage

Au cours de cette dernière année chez Sicara, j’ai partagé mon temps de travail entre recrutement et staffing. Ce rôle hybride m’a permis d’avoir de la visibilité sur deux flux essentiels à toute entreprise de conseil : le flux people (le nombre de personnes staffables) et le flux sales (le nombre de projets à staffer). L’avantage d’être positionné sur ces deux rôles est qu’ils sont complémentaires et donnent une bonne connaissance des personnes recrutées et des projets à staffer. Le challenge est en revanche de travailler sur deux activités dont les temporalités sont différentes. Cette différence de temporalité est l’objet du présent article, qui se propose d’essayer de trouver l’équilibre entre deux écueils dans lesquels peut tomber une entreprise de conseil :

  • Dérouler un plan de recrutement sans surveiller et analyser son taux de staffing (TACE), au risque de créer un décrochage entre les prévisions et la réalité ;
  • Ne baser sa stratégie de recrutement que sur les besoins de staffing à un moment T, au risque d’être toujours en réaction, c’est-à-dire toujours en retard. 

En d’autres termes, comment aligner un plan de recrutement aux besoins de staffing ? De manière plus concrète encore : peut-on recruter lors d’une crise de staffing ?

Comme on ne se refait pas, j’essayerai, pour illustrer mon propos, de proposer pour chacun de mes arguments un parallèle avec le rugby 🏉 et la pâtisserie 🍰

Temps pour temps*

Peut-on dépasser la différence de temporalité entre staffing et recrutement ?

Si l’on estime que le staffing est client du recrutement (en ce sens qu’il lui fournit de quoi fonctionner), on remarque d’emblée un déséquilibre entre l’offre et la demande : d’un côté une offre longue à construire (recrutement), de l’autre une demande très volatile (staffing).

A titre d’exemple, le recrutement d’un profil spécialisé et expérimenté peut prendre plus de 200 jours, de la formalisation d’une fiche de poste au recrutement d’une personne. Face à ce process très étendu, le staffing d’une équipe entière peut lui demander moins de 15 jours entre la demande de staffing et la validation de l’équipe projet par le client. Outre ce leadtime interne qui correspond à la durée du processus, les délais des candidats et les délais des entreprises ne sont pas les mêmes. Au sein de Theodo, nous avons un standard de 21 jours entre la signature et le début d’un projet, avec l’engagement que ce projet commence dans les 5 semaines suivant la signature. En revanche, un candidat a souvent un préavis qui rajoute 3 mois supplémentaires entre la date de signature du contrat et la date d’arrivée. La première différence de temporalité est donc une différence de durée ; durée des process et durée du leadtime.

La deuxième différence de temporalité est une différence de rythme. Un plan de recrutement est une roadmap relativement statique qui sert à suivre l’avancée des recrutements et la performance de l’équipe. Le staffing correspond à un flux plus dynamique, avec un nombre important de variables qui dépendent des projets. Pour illustrer la rapidité de ces évolutions, on peut prendre l’exemple d’une population précise, celle des Lead Data Scientists. Au mois de novembre 2023, avec la fin de 3 projets en data science, le taux de staffing des leads data scientists de Sicara était au-dessous de nos standards. 2 mois plus tard en janvier, Sicara était à nouveau en tension sur ces postes, avec la signature de plusieurs nouveaux contrats. Pour le dire autrement, dans un laps de temps inférieur à celui d’un préavis, le taux de staffing a beaucoup évolué pour un poste précis.

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Eliud Kipchoge, champion du monde du recrutement, et Usain Bolt, champion du monde de staffing, se serrent la main à la machine à café (generated with Copilot)

 

Quel constat cette situation précise induit-elle ? Il n’est pas pertinent de modifier un plan de recrutement en raison d’une situation de staffing à un moment T, car ce serait sacrifier une vision long-terme à une situation contingente. Ce serait finalement comme ne pas prendre d’affaires de pluie en randonnée parce qu’il fait beau le jour où l’on fait son sac.

🏉 : On ne change pas de plan de jeu après une défaite.
🍰 : Il est plus long de préparer une tarte au citron meringuée que de la manger (aphorisme ancestral…)

Un problème de temps, donc d’argent

Combien ça coûte ?

On vient de le voir, les temporalités ne sont pas les mêmes, et les impacts financiers non plus. Le manque d’une ressource pour un projet ne représente pas en tant que tel une perte financière mais un manque à gagner. Une ressource non staffée représente en revanche une perte sèche (manque à gagner + le salaire chargé de la personne concernée).

Du strict point de vue du chiffre d’affaires, deux solutions sont alors tentantes : le gel des recrutements, déjà évoqué plus haut, et l’appel à des freelances. Le freelancing représente un bon levier pour gagner en flexibilité sur le staffing, soit pour palier à un problème de disponibilité interne, soit pour palier à l’absence d’une compétence précise. Par exemple, jusqu’à récemment, Sicara n’avait pas de Data Analysts et faisait donc appel à des freelances (ce qui n’est désormais plus le cas avec la présence de Charles, Max, Mahaut et Jad, une nouvelle offre en Data Analyse et des recrutements à venir !). Quant au gel des recrutements, en plus du problème à plus long-terme déjà évoqué, il ne réduit en rien la perte sèche. Autrement dit, geler les recrutements ne répond pas à un problème court-terme et peut créer des problèmes long-termes.

Par ailleurs, il est possible de créer de la valeur avec le temps déstaffé, notamment en investissant ce temps dans de l’avant-vente, dans la rédaction d’Use Cases, dans le développement d’outils internes, dans des certifications etc. Cela revient, de manière très concrète, à optimiser le temps à disposition et à investir de l’argent dans des sujets de fonds ou qui aident au développement business. Il s’agit de se servir de l’intercontrat, qui est une problématique constante dans le conseil, pour générer de la valeur pour Sicara et pour le client final, en aidant à acquérir de nouveaux clients et en développant ou en consolidant des expertises. Un bon exemple est le Sicarator (un template de développement qui permet de générer un environnement technique de manière standardisée en un temps réduit) dont l’utilisation fait aujourd’hui gagner environ deux jours lors du lancement d’un projet. A l’échelle d’une entreprise, le temps déstaffé (subi ou choisi) correspond donc à l’investissement dans le build, à côté du run que représente le temps passé sur projets.

En conclusion, le temps déstaffé n’est pas quelque chose à éliminer coûte-que-coûte, mais plutôt à monitorer le mieux possible car il représente un investissement en temps et en argent, et un levier d’action plus pertinent que le gel des recrutements.

🏉 : Quand Romain N’tamack se blesse en septembre 2023, il reste employé du Stade Toulousain et met ce temps (son déstaffing) à profit pour faire évoluer son physique. Je vous laisse regarder son retour au terrain contre Pau.
🍰 : Lors des périodes creuses en pâtisserie (été/automne) on ne réduit pas la voilure, on prépare les bûches de Noël et les galettes des rois (dont la saison est étonnement longue et intense, en tout cas chez Cyril Lignac !)

Dis moi comment tu staffes, je te dirais qui tu es

Un algorithme peut-il staffer ?

Il a jusqu’ici été question de staffings pertinents ou bons, et il faut maintenant définir ce que ça veut dire. **Cette définition permettra de voir une continuité entre les activités de staffing et de recrutement, voire une interdépendance.

Je me demande authentiquement si un algorithme bien entraîné pourrait proposer des staffings pertinents si on lui donne comme inputs les compétences de chacun, les besoins du projet, la date, la durée etc. Je pense que non (peut-être par ignorance de l’étendue de ce qu’on peut faire en Data Science) : un des aspects centraux du staffing est le trade-off et la négociation. 90% du temps, la solution optimale n’existe pas. Parallèlement à cette partie de négociation, il y a aussi toute une partie proprement humaine : telle personne aime bien les sujets exploratoires sur lesquelles travailler seul ; au contraire, telle autre a été sur deux projets chez des grands clients récemment et voudrait essayer une structure plus petite etc. Bref, c’est les points de staffing, les discussions informelles et la manière dont on intègre les appétences de chacun qui rendent un staffing pertinent pour le client et pour le Sicariote. Or sur ces points, c’est souvent les recruteurs qui ont le plus d’éléments à fournir, au moins en début de contrat.

Une situation de staffing ne vaut pas seulement par le taux global, mais aussi de manière plus granulaire selon les postes, selon la seniorité, selon les expertises. Cette analyse permet de voir quels sont les profils que l’on staffe le plus facilement, ceux sur lesquels on a plus de mal, ceux qui ont les meilleures capacités pour mener à bien des projets. C’est précisément sur cette base que peut alors se dessiner un plan de recrutement ajusté. Un exemple concret : le partenariat de Sicara avec GCP augmente le nombre de projets sur ce cloud provider et amène par exemple à valoriser particulièrement les expériences sur cette techno lors du sourcing des candidats. En clair, partir du staffing et de données précises pour établir un plan de recrutement, c’est partir des besoins clients et de l’analyse qu’on en fait. Cette double exigence du staffing (connaître les personnes, connaître les besoins) se retrouve également dans le recrutement puisqu’il faut connaître le positionnement de Sicara, les projets que l’on réalise et la manière dont on fait nos choix de staffing pour fournir aux candidats une proposition de valeur concrète et réelle.

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Le taux de staffing ne représente donc pas un élément d’analyse pertinent sur une période trop courte : c’est à l’échelle d’un trimestre, d’un semestre ou même d’une année que des tendances et des analyses pertinentes émergent. Aussi, la manière dont on staffe impacte nécessairement le type de profil vers lesquels on s’oriente en recrutement, et les profils que l’on recrute (ou qu’on ne recrute pas) rendent possibles (ou impossibles) certaines missions.

🏉 : Un sélectionneur ne forme pas une équipe pour gagner un match, mais pour gagner une saison (Rassie Erasmus construit même une équipe pour une Coupe du Monde…).
🍰 : On ne décide pas du nombre de viennoiseries à cuire pour le lendemain seulement sur la base du chiffre du jour. On sait qu’on est en vacances, qu’on vend moins le mardi etc.

Conclusion

Aligner un plan de recrutement aux besoins de staffing nécessite donc une vision long-terme. Cette vision long-terme recouvre trois exigences majeures :

1/ Etre en mesure de justifier et d’optimiser tout écart au standard du taux de staffing. Cela veut dire que le taux de staffing cesse d’être une finalité pour redevenir ce qu’il ne doit jamais cesser d’être : un indicateur de pilotage.

2/ Une entreprise doit investir du temps - ce qui peut vouloir dire dégrader sa marge. Le tout est de le faire de manière pragmatique et chiffrée. Un recrutement = un investissement !

3/ Fournir plusieurs plans de recrutement qui permettent de s’adapter aux évolutions structurelles (et non conjoncturelles). Il ne s’agit pas de recruter pour une mission mais pour une compétence. C’est aussi la meilleure manière de garder une direction claire.

Finalement, la question de la temporalité des recrutements et du staffing est la transposition au monde de l’entreprise (et plus précisément des entreprises de conseils) d’une problématique bien connue en politique, celle de la planification dont l’histoire contemporaine nous fournit de nombreux exemples, en France ou ailleurs. In fine, on peut même rattacher cette réflexion à la différence établie par Aristote** entre la sophia, la sagesse théorique dictée par des principes et par une vision et la phronesis, la sagesse pratique, dictée par la faculté à naviguer entre des circonstances concrètes chaque fois différentes et en partie imprévisibles ; preuve s’il en fallait une que cette question n’est qu’un avatar possible de la constante tension entre stratégie et contingence.

*En pâtisserie, un « tant pour tant » est une expression de mesure pour dire qu’on met la même dose de chaque ingrédient. Par exemple, un crème d’amande est un tant pour tant (50g de beurre, 50g de sucre, 50g d’oeuf - soit environ 1 oeuf et 50g d’amandes) qui sublimera vos fonds de tarte si vous les en garnissez à mi-cuisson. De rien !

**Ethique à Nicomaque

Cet article a été écrit par

Thomas Roulleaux Dugage

Thomas Roulleaux Dugage