novembre 6, 2023 • 7 min read

Comment créer un produit d’IA ?  (1/2)

Rédigé par Gaspard S.

Gaspard S.

Partie 1 : les boeufs, ou comprendre le problème

Ding ding ding, mauvaise réponse, mauvaise question !

L’intelligence artificielle est un domaine très large qui ne cesse d’attirer toujours plus de regards venant d’investisseurs, d’entrepreneurs, de décideurs. C’était vrai pendant l’âge d’or de la vision par réseau de neurones (deep learning for computer vision), c’était d’autant plus vrai pendant l’ère du traitement automatique du langage grâce aux transformers (natural language processing aka NLP), et ça n’a jamais été aussi vrai qu’en ce début de l’ère des grands modèles de langage (Large Language Models ou LLM, pensez ChatGPT / GPT-4, LLaMa, etc …).

Le point commun de ces technologies ? Elles ont toutes permis la création fulgurante de nouveaux produits répondant à tout un tas de problèmes, et elles ont aussi toutes permis la création onéreuse de tout un tas de produits qui ne servent à rien ni à personne. Pourquoi ? Parce qu’une technologie n’est pas une fin en soi. Isolée des problèmes qu’elle peut résoudre, l’intelligence artificielle ne sert à rien.

Se demander “quel produit d’intelligence artificielle pourrais-je créer ?” revient à prendre le problème à l’envers : c’est la meilleure manière de s’enfoncer dans un chemin qui ne mène nulle part, avec un retour à la réalité difficile. On s’étonnera assez peu du fait que 74% des start-ups en France ne parviennent pas à dégager de bénéfices (source). C’est en effet un problème qui dépasse le cadre de l’intelligence artificielle pour englober tout le numérique : le numérique est une technologie, et une technologie n’est pas une fin en soi (on ne le répètera jamais assez). Cela vaut pour l’intelligence artificielle comme pour la blockchain ou les voitures autonomes, et il est bon de le rappeler alors que l’on commence seulement à s’intéresser aux enjeux de sobriété et d’économie des ressources.

Mais alors quel est le bon problème ? Ce n’est pas à moi de vous le dire, c’est à vos utilisateurs. Avant même de commencer à penser à l’ébauche de l’esquisse du croquis d’une solution, il faut revenir à deux questions fondamentales :

  • qui sont les utilisateurs que je vise ? (qui ?)
  • quel est leur problème ? (quoi ?)

La première question c’est à vous d’y répondre. Pour répondre à la seconde, il faut aller demander à vos futurs utilisateurs !

1. L’interview utilisateur

Vous avez identifié qui vous souhaitez aider, et vous avez une idée du problème que vos futurs utilisateurs rencontrent. Peut-être vous en ont-ils parlé, ou bien c’est un problème que vous avez vous-même rencontré par le passé. Toujours est-il que la personne la plus adaptée pour parler du problème utilisateur est… l’utilisateur lui-même.

L’interview utilisateur est un moment privilégié pour essayer de comprendre le problème auquel votre utilisateur fait face. Si vous en êtes à cette étape, c'est certainement que vous avez une idée du produit que vous voudriez développer pour répondre à son problème, ce qui est bon. Ce qui est moins bon, c’est de parler de votre idée de produit à votre futur utilisateur : une interview utilisateur n’est pas un pitch de votre produit !

Parler de votre idée de solution avant de comprendre en profondeur le problème qu’il ambitionne de résoudre revient à aller voir vos parents pour leur demander s’ils utiliseraient l’application à laquelle vous réfléchissez depuis 3 mois. Ils vous répondront “bien sûr mon enfant !” alors qu’en réalité, ils l’installeront, l’ouvriront une ou deux fois pour voir, puis elle tombera dans les oubliettes de leur iPad … et vous aurez perdu beaucoup de temps et d’argent dans une app inutile. Pour vos parents, répondre “oui bien sûr” est une occasion de vous faire plaisir. C’est aussi une occasion pour leur cerveau d’éviter l’inconfort de devoir vous dire “non”.

Les gens ne disent pas ce qu’ils pensent vraiment quand on leur demande de le faire, il le font lorsqu’ils sont en confiance avec leur interlocuteur. La clef de l’interview utilisateur est donc ce qui demande d’adopter une posture neutre, curieuse et bienveillante, tout en s’efforçant de poser des questions ouvertes.

Mise en situation : vous réinventez Spotify en 2006, et vous posez quelques questions à un ami.

  • Tu écoutes beaucoup de musique toi ?

“Oui” (vous savez que la réponse est “oui”, vous voulez simplement engager votre interlocuteur)

  • Tu as une sono chez toi ? tu fais comment pour écouter du son ?

“J’ai une sono donc j’achète des CDs parfois mais c’est cher et puis faut aller à la Fnac, sinon globalement je télécharge des albums sur eMule mais c’est une galère”

(Deux premiers indices de pain points utilisateurs : le prix et le temps. Votre interlocuteur est prêt à “galérer” en allant à la Fnac ou sur eMule pour écouter de la musique. Ici, vous cherchez des émotions, donc vous allez creuser en direction de la galère)

  • Comment ça ?

“Bein la Fnac est à perpète et en plus on est en novembre, il pleut et mon imperméable a des trous (pas de jugement NDLR). eMule c’est pas mal parce qu’on y trouve plein de trucs, par contre ça peut être un enfer d’y trouver ce qu’on veut. Déjà il y a une chance sur deux de tomber sur une parodie fumeuse d’un Monty Python alors que moi je voulais juste un album à la base, ensuite par exemple ça fait 6 mois que j’ai un torrent en attente pour un album de Yoshiko Sai.”

  • Yoshiko Sai ? je connais pas, c’est bien ?

(vous allez appuyer là où il y a de l’émotion)

“Ouais c’est pas mal du tout, une poétesse et chanteuse japonaise dans un groupe qui fait à peu près du free jazz. En l’occurrence l’album que je cherche c’est celui avec Taiji no Yume dedans, mais le torrent piétine parce que personne veut le sourcer.”

  • Tu as découvert ça comment ?

“Semaine dernière j’étais chez Vernon, il m’a recommandé ça. Il avait le disque donc il me l’a fait écouter, mais il voulait pas me le vendre parce qu’il en avait qu’un et qu’apparement la distribution s’est arrêtée. J’espérais le retrouver en torrent donc j’ai fouillé un peu, je suis tombé sur des forums un peu sombre, un truc qui s’appelle Reddit je crois.”

  • Comment tu fais pour découvrir des sons en général ?

“Chez Vernon t’entends plein de trucs différents donc j’y passe quand je sais pas quoi écouter, il a des bons conseils. Mais bon ça aussi ça me fait sortir de chez moi !”

(troisième pain point : ne pas savoir quoi écouter)

  • etc, etc.

Cet exemple est un peu théâtral, certes. Voilà ce qu’il faut en retenir :

  • prévoir du temps et un cadre agréable pour les interviews,
  • privilégier les questions ouvertes,
  • ne pas hésiter à creuser dans la direction de l’émotion,
  • ne pas mentionner son produit pour ne pas biaiser l’interview,
  • noter les pain points de votre interlocuteur, cela aide à prioriser les fonctionnalités de la future solution,
  • il faut écouter Yoshiko Sai.

2. Les jobs to be done

Votre phase d’interview vient de se finaliser, vous avez des notes de 10-20-50 interviews et commence à se dégager dans votre tête un problème utilisateur clair. Il existe plusieurs manières de modéliser un problème utilisateur dans le but d’imaginer une solution, un bon outil est le Job to be done.

En tant que (🧑) je souhaite pouvoir-avoir-faire (🎯). Il y a plusieurs chemins pour arriver à mes fins, voilà ce que je fais actuellement et les inconvénients associés.

L’objectif de cet exercice est de prendre du recul sur la solution actuelle pour pouvoir identifier d’autre solutions. C’est à ce moment qu’il faut exhumer votre idée de solution (celle que l’on avait enterré pour les interviews utilisateur) et la comparer à la solution actuelle de vos utilisateurs en identifiant 4 forces :

  • Une force de push qui me pousse à changer ma solution actuelle,
  • Une force de pull qui m’attire vers la nouvelle solution,
  • Les habitudes du présent qui vont me rendre réticent au changement,
  • La peur de la nouveauté qui va avoir le même effet.

UntitledLes quatre forces qui peuvent induire (ou non) un changement de solution à un problème

Votre nouveau produit gagne si les deux dernières forces perdent face aux deux premières.

Mise en situation : vous réinventez Vinted en 2008. Vous avez identifié que vos utilisateurs souhaitent s’habiller à prix raisonnable en privilégiants les habits de seconde main. Leur solution actuelle est d’aller dans des magasins de second main.

La force de push : je dois sortir de chez moi, je ne trouve pas forcément ce que je veux, je n’ai pas de garantie de propreté, c’est dur de trouver ce que je cherche car c’est rarement rangé, c’est parfois cher sans que je puisse négocier

La force de pull : je pourrais “parcourir les rayons” sans avoir besoin d’être en magasin, avoir accès à une large offre, négocier directement avec le vendeur.

Les habitudes du présent : en friperie je peux essayer les vêtements, je connais bien le vendeur, c’est une routine d’aller en friperie avec des amis.

La peur de la nouveauté : et si le vêtement est abîmé et que je ne le vois pas sur l’annonce ? Et si le colis n’arrive jamais ? et si le vêtement est différent de ce qu’il y a sur l’annonce ? et si ça ne me va pas ? et si la qualité n’est pas au rendez-vous ? et si le vendeur ne veut pas négocier ?

Voyez que chaque point vous laisse des indices pour identifier des potentielles futures fonctionnalités de votre produit !

Enfin, une précision supplémentaire sur les jobs to be done : un produit peut en adresser plusieurs ! Pour revenir sur l’exemple de Spotify, en tant qu’utilisateur :

  • je veux pouvoir écouter de la musique à la demande (⇒ fonctionnalité de streaming)
  • je veux découvrir de nouveaux artistes (⇒ moteur de recommandation)
  • je veux écouter des podcasts (⇒ intégration des podcasts)
  • je veux aller à des concerts de mes artistes préférés (⇒ affichage des concerts dans la page artiste + redirection billeterie)
  • je veux pouvoir me la péter avec mes goûts musicaux (⇒ Spotify wrapped)
  • etc. (⇒ etc.)

N’hésitez pas à aller voir cet article à propos de data as a product qui rentre plus en détail dans les jobs to be done !

3. Quels problèmes l’IA peut-elle résoudre ?

Les IA d’aujourd’hui ne sont pas encore au stade d’intelligence artificielle généralisée (AGI pour Artificial General Intelligence) mais toujours à celui d’intelligence mono-tâche (ANI, pour Artificial Narrow Intelligence, voir cet article à propos de l'éthique de l'IA pour plus de détails), ce qui veut dire que l’IA d’aujourd’hui excelle sur des tâches précises, encadrées et déjà vues par le passé, même s’il existe beaucoup d’astuces pour donner l’illusion de créativité.

ChatGPT par exemple. L’IA en question a été entraînée sur un corpus immense de textes, elle a donc “appris” quel texte est la suite la plus statistiquement probable au prompt d’entrée, et renvoie le résultat sous forme de réponse dans un chatbot. La robustesse de la prédiction va notamment dépendre du volume de texte vu dans un contexte particulier, c’est la raison pour laquelle ChatGPT peut se tromper sur des sujets peu connus, donc peu documentés sur internet.

L’IA est forte (et même meilleure que les humains) sur des tâches très précises, la bonne manière de l’implémenter est donc de décomposer le problème utilisateur en tâches très précises, qui pourront être effectuées chacune par une IA spécifique.

Conclusion

Créer des solutions d’intelligence artificielle ou de data simplement parce que l’on en est capable est un non-sens économique et écologique. Dans un monde aux ressources limitées, contenant des humains limités au temps limité, il est crucial d’allouer de l’énergie à l’identification de la direction de nos efforts. Il faut résoudre un problème plutôt que se lancer corps et âme comme un corbeau dans la toute nouvelle technologie qui brille !

J’espère que cet article vous aura aidé à identifier les problèmes que vous souhaitez résoudre, et rendez-vous la semaine prochaine pour savoir comment créer un produit d’IA qui répond réellement à un problème !

Vous avez identifié un problème où la data et l’IA pourraient être une solution ? Vous avez une idée de produit d’IA et je vous ai donné la peur de vous planter ? N'hésitez pas à nous contacter !

Cet article a été écrit par

Gaspard S.

Gaspard S.